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Paru dans La Presse - Panorama de Tunisie du 29 mai 2020 - Entretien conduit par Alya Hamza.
«Notre bataille interne pour le développement, la croissance et la stabilité ne se fera pas sans un leadership international fort, cela est ma conviction profonde».
On l’a vue créer et porter à bout de bras le think tank «Tunisiennes fières ». Lancer l’université d’automne pour les femmes tunisiennes et françaises.
Monter à Paris, avec la Fondation Sisley d’Ornano et le prestigieux Think Tank Femmes, Débat et Société, un prix pour la femme tunisienne.
Organiser un peace lab très suivi à Tunis dans le cadre de la Fondation Leaders pour la Paix sur le rôle des femmes dans la construction démocratique et politique. Très impliquée dans les relations entre la Tunisie et la France aujourd’hui, toujours profondément ancrée à la Tunisie où elle ne manque jamais de revenir, et qu’elle implique dans toutes ses actions, Donia Kaouach regarde plus loin, plus large. Cela signifierait-il qu’elle s’éloigne, ou que, au contraire, elle nous offre de partager ces horizons ?
«S’éloigner sûrement pas. Un cheminement personnel doit toujours s’insérer dans un projet collectif. Et ce projet collectif pour moi, c’est donner davantage d’ouverture à la Tunisie sur le monde.
C’est hisser haut le drapeau de mon pays, porter ses valeurs, contribuer, à mon échelle, à renforcer le rayonnement de son modèle progressiste et quelque part disruptif par rapport à l’inertie dont peut faire preuve notre espace.
N’est-ce pas d’ailleurs là sa vocation et ce qui l’a distingué jusque-là ? Nous donnons hélas le sentiment de nous en éloigner.
C’est dans cet esprit que nous organisons régulièrement maintenant la mise sur orbite de talents tunisiens auprès de décideurs internationaux de haut niveau dans le cadre de ce prix qui récompense l’innovation et la création de valeur.
Cela est pour moi une source de fierté de mettre en lumière ces parcours tunisiens exceptionnels et de renouer ainsi avec la valeur de l’excellence, qui fut pendant longtemps le mantra de notre gouvernance».
Directrice générale de la Fondation internationale Leaders pour la Paix présidée par le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, elle fait partie d’un board qui réunit une quarantaine de décideurs au plus haut niveau : Ban-Ki Moon, le président de la commission de l’Union africaine, Moussa Faki , Antony Blinken, secrétaire général adjoint des Etats-Unis et directeur de campagne du candidat Joe Biden, Kong Quan, président de la commission des affaires étrangères du PC Chinois, et bien sûr, Ouided Bouchamaoui.
Cette fondation tenait récemment sa conférence annuelle. Quels en ont été les points forts ? Les grands axes d’intérêt ? Les décisions prises, les actions engagées ?
«Notre organisation, multilatérale par essence, concentre une somme d’expériences import antes à travers un conseil rassemblant à la fois des femmes et des hommes ayant exercé les plus hautes fonctions diplomatiques et politiques et offrant une représentation internationale très intéressante.
Son fondateur et président, le premier ministre Jean-Pierre Raffarin, est un homme pour qui le dialogue et le respect des autres nations sont des valeurs cardinales. Son leadership consensuel et expérimenté nous a permis de travailler effcacement avec plusieurs Chefs d’Etat et dirigeants d’organisations internationales, tels que le SG des Nations-unies, Antonio Guterres. Notre fondation publie tous les ans son rapport annuel qui s’attache à prévenir des crises émergentes, et propose également de nouvelles approches au multilatéralisme particulièrement mal en point dans un monde ou la relation sino-américaine est en train de définir les nouvelles règles et de préempter la bataille technologique.
Ce rapport est rédigé par un diplomate de haut rang, l’ambassadeur Pierre Vimont. Celui-ci a, entre autres missions, dirigé le service des relations extérieures de l’Union européenne, et représenté la France à Washington. Il est aujourd’hui chargé par le Président Macron de penser la stratégie de la France pour nouer un « nouveau dialogue » avec la Russie de Vladimir Poutine.
Nous avons remis notre rapport à plusieurs Chefs Etat et décideurs politiques, dont le président Poutine, le président Macron ou encore le président de la Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara…Mais nous croyons en un multilatéralisme inclusif : des femmes, des jeunes, de la société civile qui souhaitent de plus en plus prendre part au débat public et aux grands sujets internationaux.
Nous partageons en cela la vision du SG Guterres : le CS des Nations unies doit être élargi aux Etats certes, mais la représentativité sociétale doit être renforcée. Nous disposons pour cela d’un réseau important de fondations, Think-Tank, associations et bien sûr universités et organisations internationales.
Nos interlocuteurs sont topdown, mais également bottomup. Car les paradigmes sont en train de changer. Nos sujets sont éminemment politiques, mais également environnementaux, éducationnels. Nous avons mené au Vietnam une grande réflexion régionale sur l’environnement et la Paix en amont de la Cop15 de Kumning.
Car tous les grands défis de demain sont des sujets de potentiels conflits : la guerre technologique, la crise environnementale et ses conséquences alimentaires et migratoires et bien sûr le rôle des femmes et de l’éducation.
Il n’y a pas de paix sociale et de Paix tout court sans accès à l’éducation, sans perspective de réussite économique et sans respect des droits des Femmes dans le sens large du mot droit.
Toutes les études menées par les organisations internationales aboutissent au constat terrible que le sentiment d’exclusion est le ressort premier pour rejoindre un groupe terroriste chez les jeunes. Dans un continent - l’Afrique - où 50% de la population aura moins de 25 ans d’ici 2050, où le chômage des jeunes diplômés est profondément ancré et où le continent risque, à cause des conséquences économiques du Covid-19, d’entrer en récession pour la première fois depuis 25 ans, quelles alternatives offrons-nous à cette jeunesse ?
Comment garantir la Paix et la stabilité avec ces bombes sociales prêtes à exploser ? Bien sûr la gouvernance nationale est la réponse première. Nos leaders politiques en ont la responsabilité. Sans gouvernance de qualité il ne peut y avoir de développement.
Comme le disait De Gaulle, « être un homme politique c’est bien, mais en certaines circonstances les hommes politiques doivent savoir se hausser en hommes d’Etat». Très inquiète par la déliquescence d’un système multilatéral vieux de 75 ans, par la bipolarisation du monde, par la guerre froide Chine/USM, la montée du ressort nationaliste, l’accroissement des inégalités, notre organisation lancera mi-juin une plateforme en ligne «Agora for youth», qui mobilisera ses réseaux au service des projets des jeunes africains.
Nous commencerons par le Burkina-Faso car le Sahel concentre actuellement tous les risques : conséquences économiques et sanitaires de la crise du Covid, terrorisme et crise alimentaire.
L’objectif est d’accompagner ces jeunes à la mise en oeuvre de leur projet par la mise à disposition de réseaux et de compétences auxquels ils n’ont pas forcément accès. Un «pont» entre l’expérience et les projets en quelque sorte. Enfin, nous proposons, dans le rapport 2020, des pistes pour une nouvelle grammaire multilatérale qui salue le succès des organisations régionales, telles que l’Union africaine et l’asean, et met en garde les pays qui pourraient être pris au piège de cette guerre froide Chine/USA».
Quelle pourrait être la place de la Tunisie dans ces décisions, et quel rôle pourrions- nous jouer dans cette géostratégie ?
« La remise du rapport aux autorités tunisiennes, et au regretté Président Béji Caid Essebssi, restera pour moi un moment particulier. La Tunisie fut le premier pays africain où nous avons effectué une visite offcielle. Cela me rend fière de mon pays et rappelle que dans la mémoire collective, il y est perçu comme un pays à la longue tradition multilatérale mais également une porte
d’entrée vers et depuis l’Afrique.
Veillons à préserver cela. Nous avons un rôle important à jouer sur le plan régional et international. Je crois profondément que la Tunisie a les atouts pour un vrai leadership diplomatique sur bien
des sujets. Les organisations régionales ont aujourd’hui fait preuve d’une certaine effcacité.
Nous voyons bien qu’un appel au « réveil de l’Europe» se fait de plus entendre. La chancelière allemande et le président Macron proposent un plan solidaire de 500 milliards d’euros pour relancer l’économie après la crise du Covid.
Cette entente entre Paris et Berlin, alors même qu’Angela Merkel avait jusque-là toujours refusé une mutualisation de la dette, démontre bien que les réponses nationales face aux enjeux de demain et aux géants américains et chinois ne sont plus suffsantes.
Bien sûr il y a des réticences, le camp des « frugaux» qui réunit l’Autriche et les pays scandinaves n’a pas dit son dernier mot. Mais cela démontre bien qu’on ne peut plus réfléchir individuellement.
Il en va de même pour le destin du Maghreb et de l’Afrique. Ici la Tunisie pourrait jouer un rôle de leader, être le moteur d’une relation plus étroite avec l’Afrique subsaharienne, mais également entre les pays du Maghreb. Je ne vois pas l’avenir de ces trois pays en dehors d’un espace commun de coopération dans l’architecture actuelle du monde.
Mais ce n’est pas tout : sur l’axe Afrique/Europe la Tunisie pourrait jouer un rôle important. Nos acquis démocratiques, notre proximité avec plusieurs Etats européens et notre tradition politique sont des atouts majeurs, je dis bien majeurs. La Chine, qui détient aujourd’hui plus de 30% de la dette africaine, est un partenaire incontournable.
L’ambassadeur Wang Webin, qui représente la Chine en Tunisie, a fait un geste de solidarité fort envers le peuple tunisien durant la crise. Je crois que là aussi, la Tunisie pourrait être un trait d’union important et que la qualité de notre recherche scientifique, de notre médecine et le potentiel de nos start-up feraient de nous des partenaires privilégiés pour l’Asie sur ces sujets de coopération. Notre bataille interne pour le développement, la croissance et la stabilité ne se fera pas sans un leadership international fort, cela est ma conviction profonde».